La famille Colza est suivie par mon associé. Je ne vais les voir que rarement, pendant ses congés.
Monsieur et Madame Colza habitent une petite maison entre la route et les champs. C’est une maison attenante à leur ferme. (On est agriculteur de père en fils dans la famille.)
Ils n’ont plus l’âge de batifoler dans les champs. Ce sont leurs enfants qui s’occupent de tout.
Même d’eux.
Oui, Monsieur et Madame Colza sont très âgés.
Agés au point qu’un jour, un gériatre a diagnostiqué chez monsieur une maladie d’Alzheimer. Madame souffre de diabète et d’hypertension.
La première fois que je vais les voir, c’est pour renouveler le traitement de Madame et soigner la bronchite de Monsieur.
Rien de très inhabituel.
Je sens bien que la mémoire de Monsieur flanche un peu, et que madame commence à avoir beaucoup de mal à s’occuper de la maison.
J’examine madame, j’examine monsieur.
Je renouvelle le traitement de madame, donne un traitement pour la bronchite de monsieur.
Bref, tout va bien.
A part, bien sûr, monsieur qui me demande toutes les 5 minutes qui je suis et pourquoi je suis là.
Mais apparemment, « c’est normal ».
Au moment de partir, leur fils, alerté par la présence d’une voiture qu’il ne connait pas devant la maison de ses parents (la mienne), entre dans la pièce.
Nous discutons un long moment sur l’avenir de ses parents, sur les aides qu’il faut mettre en place, pour le ménage, et pour la préparation des médicaments dans un pilulier. Et de son père qui perd beaucoup la mémoire.
—
Les mois passent.
Un jour, j’apprends par mon associé que Mme Colza est décédée à l’hôpital. C’est malheureusement des choses qui arrivent à son âge.
La famille de Monsieur Colza ne lui a rien dit. Ils ne veulent pas lui faire de mal. Et puis « de toute façon, il ne s’en rappellera plus demain ».
La maladie de Monsieur Colza a beaucoup évolué. Il ne se rappelle plus de grand chose maintenant.
—
Deux semaines après la mort de Mme Colza, un matin, le fils de Monsieur Colza m’appelle pour que je passe voir son père en visite.
Il a un problème aux yeux.
J’arrive chez eux vers 14h00.
Monsieur Colza et son fils m’attendent.
Je demande si Monsieur Colza va bien, si il a mal quelque part.
Je regarde ses yeux. Rien, tout va bien.
Ses yeux ne sont pas rouges, pas douloureux et il voit bien.
Je me retourne vers son fils qui me dit : « Je ne comprends pas, ce matin il avait les yeux tout rouges »
—
C’est là, en voyant Monsieur Colza dans son fauteuil, seul dans cette grande maison, que j’ai compris, qu’en vrai, ses yeux n’avaient rien.
Ce matin, l’espace d’un instant, la mémoire de Monsieur Colza est revenue.
Et il a vu, il a compris que sa femme n’était plus là.
Il a pleuré. Tout simplement.
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