La première fois que je vois Pierre, c’est dans mon cabinet.
Il est un ancien patient du Dr Pouêt-Pouêt, un généraliste qui exerçait encore il y a quelque semaine dans un village voisin.
Pour entrer dans mon cabinet, Pierre ne peut pas le faire de face, il doit rentrer de biais.
C’est que Pierre est obèse
Beaucoup.
Médicalement, on dirait « Obésité morbide ».
En fait je sais que Pierre a 27 ans, mais je ne sais pas combien il pèse.
Il est de ce genre de patients que je ne pèse jamais. Non pas que je n’ai pas envie de savoir mais que le cadran de ma balance ne dépasse pas les 150 kilos.
Et Pierre en fait bien plus.
Mais personne ne sait combien
Le Dr Pouêt-Pouêt a bien tenté l’expérience une fois, c’était en 2003.
La balance n’a pas survécu. Pierre en garde d’ailleurs un souvenir douloureux.
Pierre, est un homme timide, ayant peu de relations sociales. Son poids y est pour beaucoup.
Il est accompagné de sa mère.
Quand il s’assoit la première fois dans mon cabinet, c’est avec inquiétude que je regarde la chaise sur laquelle il est assis se déformer. Mais je ne dis rien, de peur de le vexer.
Pierre est venu me demander un bilan sanguin pour voir si tout va bien.
Le Dr Pouêt-Pouêt ne lui en a jamais demandé, et Pierre a peur de faire du diabète ou du cholestérol. Pierre est d’autant plus inquiet qu’il fait souvent des infections au niveau de ses jambes (Erysipèle, on appelle ça entre médecins)
Je suis assez d’accord pour lui prescrire un bilan biologique sanguin, avec en effet une recherche de diabète, son poids très élevé est un facteur de risque. (et je rajoute un bilan hormonal, on ne sait jamais, des fois que son obésité ait une cause médicale …)
Mais d’abord, je demande à Pierre de s’allonger sur mon divan d’examen, ce qu’il fait assez difficilement et de manière assez brutale.
Je me rappelle à ce moment précis que mon divan d’examen est n’est certifié que jusqu’à 140 kilos.
Apparemment ça tiens.
Je me félicite intérieurement d’avoir pris du matériel de bonne qualité.
Je prends la tension de Pierre (avec mon brassard « grande taille »)
Tension : 13,5/8
« C’est bien »
Je l’examine, je l’ausculte, mais je ne le pèse pas donc.
Je retourne à mon bureau, je note les quelques antécédents de Pierre, j’écris « poids 150+ » et j’inscris dans le dossier pour mes associés et mes remplaçants « attention ne pas peser, casse les balances »
Je lui prescris le bilan biologique.
Pierre et sa mère sortent de mon cabinet apparemment satisfaits.
—
Je reçois les résultats de Pierre trois jours plus tard.
Il n’a pas de diabète, pas de cholestérol, sa prise de sang ne révèle aucune anomalie.
Je suis assez étonné, mais content.
—
La mère de Pierre vient me voir quelques semaines plus tard pour son renouvellement de traitement (elle aussi est une ancienne patiente du Dr Pouêt-Pouêt)
Je ne vous parle pas de cette consultation, qui est d’une banalité affligeante … Sauf sa toute fin, quand elle me dit à propos de son fils : « Pierre vous aime beaucoup, vous êtes le seul médecin à ne pas lui avoir fait remarqué tout de suite qu’il était trop gros, et le seul à ne pas lui avoir crié dessus à propos de cela à la première consultation. Ça compte beaucoup, il sait bien qu’il a du poids à perdre mais quand on lui fait remarquer trop brutalement, ça le blesse. »
—
J’avoue, en entendant sa mère me dire cela, j’ai eu un peu honte d’avoir eu peur pour mon matériel.
Mais quand même, il ne me serait jamais venu à l’esprit de dire, à la première consultation, « oh mais que vous êtes gros ! Il va falloir faire un régime là, parce que c’est plus possible, regardez-vous enfin ! »
Mais qu’est-ce qui passe par la tête de certains de mes collègues médecins ?
Alors oui, on va essayer de faire quelque chose pour le poids de Pierre.
Mais gentiment, en essayant de ne pas le vexer. Je pense qu’il a déjà eu sa dose …
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