Archives du mois de octobre 2011

Elle n’est pas une patiente du cabinet, je ne la connais pas.

C’est une jeune active, une femme mariée qui privilégie plutôt sa carrière professionnelle

Elle n’a pas d’enfant. Ce n’est pas qu’elle n’en veut pas, c’est qu’elle a déjà essayé d’en avoir, sans succès.

Et maintenant il est trop tard ou trop tôt. Elle a un nouveau travail avec des responsabilités, cela fait à peine un mois qu’elle a commencé.

Elle ne veut pas tout compromettre.

Et puis son médecin est en vacances.
Son médecin est en vacances et elle a un retard de règles.
Cela fait 2 semaines qu’elles auraient dû arriver.
Elle s’imagine plus ou moins stérile, mais dans le doute, elle prend la pilule.

Deux semaines que l’angoisse monte.

Alors voilà, aujourd’hui elle a fait un test de grossesse qu’elle a acheté à la pharmacie.

Quand elle voit la petite bande blanche devenir rose, elle pense que c’est impossible, que ce n’est pas le bon moment, que c’est une catastrophe.

Elle est enceinte.

Elle vient me voir, car je suis le seul médecin (alors jeune installé) a avoir encore de la place disponible sur son planning

Quand elle entre dans mon cabinet et qu’elle m’explique la situation, j’avoue que je suis un peu angoissé.

J’ai peur de ne pas savoir quoi lui dire, peur de ne pas comprendre ce qu’elle veut, peur de mal gérer la situation.

Elle me demande la marche à suivre pour une IVG

Elle m’explique que c’est la seule décision logique pour elle dans sa situation, qu’elle n’a pas le choix. Sa carrière en dépend.

Je lui dit que je la comprends.

Je lui demande ce qu’en pense son mari. Elle me répond qu’à priori il n’est pas très enthousiaste à l’idée d’être papa là tout de suite, mais qu’elle n’en a pas beaucoup discuté avec lui.

Je lui dis que si elle ne veut pas le garder, l’IVG est encore tout à fait possible au stade présumé de sa grossesse.

Mais je lui suggère aussi d’autres pistes de réflexion.

« Et le garder ? J’ai cru comprendre que vous avez déjà essayé d’avoir un enfant ? C’est peut-être une occasion à saisir ? L’occasion ou jamais ? Sauf si, bien sûr, cela vous met dans une situation impossible, moralement financièrement ou matériellement. » que je lui dis. « Un enfant doit être désiré, aimé, attendu. Si vous ne voulez vraiment pas d’enfant, que c’est votre choix, bien entendu, il ne faut pas le garder. »

Je lui explique également que l’IVG n’est pas un acte anodin.
Qu’il peut y avoir des complications.
Qu’il peut y avoir des regrets aussi.

Mais elle a l’air décidée. Sa carrière professionnelle compte trop.

Alors d’accord, je lui fait un certificat comme quoi elle est enceinte et désire une IVG.
Je lui indique les adresses où elle a une chance d’être prise en charge rapidement

Elle quitte mon cabinet manifestement soulagée.

Je ne la revois pas tout de suite.

Juste le temps pour moi d’oublier cette histoire, quelques semaines plus tard, la voilà dans la salle d’attente.

Je lui accorde quelques minutes, je suis pressé, j’ai beaucoup de gens à voir et elle n’a pas rendez-vous.

Elle m’explique que lors de notre première rencontre, elle était perdue.
Que je l’ai écouté, sans la juger.
Qu’elle est partie de mon cabinet le coeur léger.
Qu’elle a suivi une de mes pistes de réflexion.

Elle va garder le bébé.
Elle est heureuse.
Il va falloir que sa vie professionnelle change, mais c’est tellement génial.

Putain, j’aime mon métier.

Epilogue : Ce billet, n’est en aucun cas une critique du droit des femmes à l’IVG. Ce droit est acquis, légitime et ne saurai être remis en cause. Ce billet est juste une illustration de ce putain de beau métier qui permet, le temps d’une consultation, à un médecin comme moi, d’aider une femme à prendre SA bonne décision. En l’occurrence, sa plus grande et plus géniale décision.

Colza

La famille Colza est suivie par mon associé. Je ne vais les voir que rarement, pendant ses congés.

Monsieur et Madame Colza habitent une petite maison entre la route et les champs. C’est une maison attenante à leur ferme. (On est agriculteur de père en fils dans la famille.)

Ils n’ont plus l’âge de batifoler dans les champs. Ce sont leurs enfants qui s’occupent de tout.
Même d’eux.

Oui, Monsieur et Madame Colza sont très âgés.
Agés au point qu’un jour, un gériatre a diagnostiqué chez monsieur une maladie d’Alzheimer. Madame souffre de diabète et d’hypertension.

La première fois que je vais les voir, c’est pour renouveler le traitement de Madame et soigner la bronchite de Monsieur.
Rien de très inhabituel.

Je sens bien que la mémoire de Monsieur flanche un peu, et que madame commence à avoir beaucoup de mal à s’occuper de la maison.

J’examine madame, j’examine monsieur.
Je renouvelle le traitement de madame, donne un traitement pour la bronchite de monsieur.
Bref, tout va bien.
A part, bien sûr, monsieur qui me demande toutes les 5 minutes qui je suis et pourquoi je suis là.
Mais apparemment, « c’est normal ».

Au moment de partir, leur fils, alerté par la présence d’une voiture qu’il ne connait pas devant la maison de ses parents (la mienne), entre dans la pièce.

Nous discutons un long moment sur l’avenir de ses parents, sur les aides qu’il faut mettre en place, pour le ménage, et pour la préparation des médicaments dans un pilulier. Et de son père qui perd beaucoup la mémoire.

Les mois passent.

Un jour, j’apprends par mon associé que Mme Colza est décédée à l’hôpital. C’est malheureusement des choses qui arrivent à son âge.

La famille de Monsieur Colza ne lui a rien dit. Ils ne veulent pas lui faire de mal. Et puis « de toute façon, il ne s’en rappellera plus demain ».
La maladie de Monsieur Colza a beaucoup évolué. Il ne se rappelle plus de grand chose maintenant.

Deux semaines après la mort de Mme Colza, un matin, le fils de Monsieur Colza m’appelle pour que je passe voir son père en visite.
Il a un problème aux yeux.

J’arrive chez eux vers 14h00.
Monsieur Colza et son fils m’attendent.
Je demande si Monsieur Colza va bien, si il a mal quelque part.
Je regarde ses yeux. Rien, tout va bien.
Ses yeux ne sont pas rouges, pas douloureux et il voit bien.

Je me retourne vers son fils qui me dit : « Je ne comprends pas, ce matin il avait les yeux tout rouges »

C’est là, en voyant Monsieur Colza dans son fauteuil, seul dans cette grande maison, que j’ai compris, qu’en vrai, ses yeux n’avaient rien.

Ce matin, l’espace d’un instant, la mémoire de Monsieur Colza est revenue.
Et il a vu, il a compris que sa femme n’était plus là.

Il a pleuré. Tout simplement.